La première matinée nous accueille en fanfare. Nous y projette plus exactement. C’est comme ça quand on change de continent, on plonge littéralement et subitement dans un autre monde. Etre dérouté, bousculé, tourneboulé, c’est cela l’ailleurs ; en tout cas je crois que c’est une part de ce que je vais y chercher.
Malgré le soleil qui perce peu, c’est la fête sur la Plaza de Armas. Grosses caisses, tambours et trompettes, clairons, basses, caisses claires…tout l’arsenal est de sortie. J’apprendrai que le dimanche, ici, se célèbre comme il se doit dans chaque ville, sur l’ancienne Place des Armes, ou Plaza Mayor, à la fois vestige des constructions des conquistadores et symbole de la libération. On y a juste déboulonné la statue du commandeur pour y mettre une fontaine et le tour de passe-passe est joué.
La présence de religieux, de militaires et de représentants de la municipalité y est incontournable. La démocratie dans de nombreux pays d’Amérique latine oscille souvent entre un idéal libéral et une réalité autoritaire. Et cette autorité a ses piliers. Incontestables. L’Eglise, l’armée, la politique. Qui organisent des festivités pour égayer le peuple. Et le peuple est joyeux… Le règne du paradoxe.
Nous assistons à la parade. Des adultes et des enfants costumés défilent, sous le timbre des cuivres, au rythme des percussions. Ambiance festive et envoûtante. Certains portent des têtes énormes de carton-pâte aux grimaces effrayantes. L’effigie d’un saint côtoie le burlesque. Thèse et antithèse. Figure d’autorité et dérision. Enfants des écoles mêlés aux armes des militaires …
[...] Dans l’après-midi, nous nous rendons sur une autre place, plus modeste, qui n’est autre que le parvis de l’église et couvent San Francisco. [...] Elégante, majestueuse, imposante, magistrale, sont autant de qualificatifs qui conviendraient à cette église rescapée de la période coloniale. Les Espagnols n’ont pas lésiné sur le grandiose et l’opulence. Sur le baroque. Comme les monuments de la Plaza Mayor, l’ensemble religieux dédié à Saint-François devait répondre aux enjeux de pouvoir, plus encore dans ce Nouveau Monde qu’en Europe. Il fallait servir l’absolutisme de l’Etat et de l’Eglise. Il fallait d’autant plus asseoir ces pouvoirs en tant que colonisateur dominant, face à la population indigène à laquelle on ne laissait pas le choix. Alors, des édifices, politiques ou religieux, seront élevés, monumentaux, d’une facture ostensible et théâtrale.
Face au porche, c’est une pièce montée au glacis de sucre jaune, rehaussée de crème blanche, qui s’élève de ses deux tours vers le ciel. Le tympan de couleur pierre, plus attendue pour une église, n’en finit pas d’être sculpté, mouluré, en bas et hauts reliefs, en lignes verticales et en voussures. Je me glisse à proximité d’un groupe qui commence la visite. Le guide donne ses explications en
anglais ; ce sera toujours mieux que rien !
Plus je pénètre à l’intérieur, plus je me dis que l’édifice est un iceberg : l’extérieur semblait grandiose, l’intérieur est gigantesque. Colossal d’une ornementation poussée jusqu’au bout de ses retranchements, qui ajuste le moindre détail des sculptures dégoulinantes d’émotions et des toiles de grands maîtres… et Dieu sait si elles foisonnent ! Les boiseries, les stucs, les arcades, les dorures, les colonnes et les pilastres s’enchevêtrent, se poussent, se collent les uns aux autres, s’épousent. Pas un espace vide dans un lieu voué à la prière et à la méditation, ça interroge… C’est un régal pour l’œil. Mais comment faire silence en soi quand l’espace est empli de tout ? Là, dans le cloître, le long des galeries et dans le jardin, les moines circulaient. Comment pouvaient-ils s’adonner à la prière au milieu de tels fastes ? Il est certain que l’Eglise a soigné sa contre-réforme jusque dans le Nouveau Monde…