Le petit bourgeon de fille adossé aux traînées sales du mur du couloir, c’est Fanny.
Sous sa tignasse blonde, ses yeux bleus me regardent arriver et comme à chaque fois, ce sont deux abysses qui m’aimantent. Aucun mot, aucun son ne sortent de sa bouche. Elle me parle avec les yeux. Il suffit d’un éclat ou d’un voile sur son regard et je sais ce qui gigote sous la paille emmêlée de ses cheveux.
Un jour, j’ai voulu la coiffer. Je lui ai expliqué, avec des mots simples, anodins, qu’elle serait jolie comme une jeune fille, une petite dame. Mais elle ne voulait pas ressembler à cette vie-là. Les deux perles bleues sont devenues brusquement des cristaux acérés. Je n’ai pas insisté. J’ai glissé mes doigts dans la bataille des boucles que j’ai fait sauter. Son visage blême a virevolté, les saphirs d’une profondeur marine se sont égarés un instant jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait du côté de sa main. Comme des serres, ses doigts ont emprisonné à jamais un bout de chiffon d’un rose délavé par le temps, ébouriffé sur le dessus, qui fut sans doute jadis une jolie poupée rose aux cheveux de laine jaune. J’ai acquiescé. L’onde bleue s’est apaisée.
Méfie-toi, tu vas trop loin…savants les conseils prodigués par mes collègues ! Au moins, ils ne pèchent pas par manque de professionnalisme…Que croient-ils ? Que je n’ai pas lu le dossier ? Mieux qu’eux je le connais. Mais justement, je ne suis pas là pour la paperasse !
Je veux être utile. Un peu, si c’est possible. Pour Fanny. Quand ses deux billes bleues sollicitent. Supplient parfois. Et c’est bien assez pour être envoûtée ! La parole, ce n’est pas son truc. Elle colle juste des grosses boules de chewing-gum rose bonbon, ses malabars déjà mâchouillés, sur la bouche des autres quand ils sont trop bruyants, trop bavards ! C’est sa façon à elle de délimiter son espace, de marquer sa place. Je partage son goût pour le mutisme et ça m’amuse, sa façon de clouer le bec aux autres geignardes qui se crêpent le chignon pour un oui pour un non, et pour de vrai. En témoignent les touffes de cheveux par terre après une empoignade !
Fanny, elle, ne demande rien à personne. Juste qu’on lui fiche la paix. Ou que je sois auprès d’elle.
Cet après-midi, notre temps commun va être amputé. A cause de ma chef de service, la grande girafe de Maryse, qui se plaît à vous lorgner du dessus. Je sais d’avance qu’elle va me dire que vous devez faire votre travail avec tous les patients qui vous sont confiés… vous ne devez privilégier personne…vous allez finir par créer des jalousies ingérables et ce n’est pas votre rôle et gnagnagna et gnagnagna ! Bien sûr que je le sais tout ça ! Mais elle, connaît-elle les années à me débattre pour avoir mon examen avec un seul objectif en tête ? Parce que ça, ça n’est pas inscrit dans mon dossier à moi de professionnelle, elle qui n’a que ce mot-là à la bouche !
Qu’est-ce qu’ils se figurent tous ? Que je les adore ces petits dérangés, instables et débiles ? D’ailleurs, c’est à se demander lesquels sont les plus fous dans ce pavillon ?!
Fanny me serre soudain la main. Très fort. Elle a aperçu le cou de la girafe. J’ai dû louper l’heure de l’entretien… Au moins, elle sait où me trouver ! Et après tout, c’est elle qui souhaite me parler, pas l’inverse. Je ne vais tout de même pas accourir au devant de l’avalanche de reproches qui va me doucher froidement.
J’ai serré les dents ; qu’elle reste sur ses a priori, Maryse ! Un père professeur machin bardé de diplômes, une mère médecin tout aussi spécialisée et un frère aîné qui a suivi le schéma parental. Moi aussi en quelque sorte, à ma manière et pour une autre raison, même si l’infirmière que je suis devenue est la verrue honteuse de la famille. Mais personne n’ose relever le décalage, légère anicroche dans le parcours filial doctoral! De toute façon, Maryse ne se doute même pas que je ne vois plus ni père, ni mère, ni frère depuis des années. Depuis sept ans. Mais ce détail non plus ne figure pas dans mon dossier !
Elle a beau reprocher, vociférer ou tenter de manipuler, Madame Maryse, elle ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire.